Leo faisait tout par dépit depuis quelque temps, comme s’il avait peur de perdre les choses acquises s’il en changeait. Surtout en ce qui concerne son travail.
Il fait tout par dépit et il est ingrat, se sent-il.
Ingrat en effet, car il avait tout pour être heureux. Le poste idéal, en plus à distance et en plus c’était son affaire… Il avait la maison au sommet du village d’Eze avec la vue sur la mer, sa copine incroyablement belle, gentille, intelligente et qui en plus l’aimait malgré ses états d’âme difficiles.
Toutes ces choses lui donnaient seulement la satisfaction ou l’assurance d’avoir acquis quelque chose. Mais c’était comme s’il pouvait tout perdre du jour au lendemain. Et il continuait à tout entretenir, sa carrière comme sa compagne, comme s’il faisait un devoir.
Il finit ce jour par comprendre qu’il était en train de perdre ses émotions. Pas seulement l’excitation, ou l’enthousiasme, mais toutes les émotions.
Il y avait cette cliente qui semblait ne pas vouloir signer définitivement son contrat depuis plusieurs mois. Mme Duplet, une vraie grande parleuse. Elle lui déplut dès le premier jour, pourtant ils continuèrent d’insister chacun de son côté. A chaque échange, elle montrait un grand intérêt et elle posait beaucoup pour relancer l’élaboration rapide des termes de leur futur contrat.
« Leo, vous avez un service génial ! Je ne peux qu’espérer enfin la conclusion de toutes ces démarches ! » Disait-elle. Ou bien encore « Vous verrez, nous serons avec vous pendant des années à mon avis, voire pour toute la durée de vie de notre entreprise ! »
C’était comme deux personnes qui s’adoraient malgré leur centre d’intérêt mince qui n’était rien d’autre que le travail. En tout cas vu de l’extérieur. Mais Leo dans son intérieur était las et fatigué d’échanger avec cette dame. Las et fatigué à un point exagéré. Comme s’il ne souhaitait rien de plus au monde que de ne plus revoir cette maudite Mme Duplet.
A chacun de ses déplacements pour la voir, il avait une sensation insupportable à la gorge. Comme un petit bonhomme coincé là et qui allait arriver certainement à l’étrangler de l’intérieur pour pouvoir enfin sortir. Il avait une peur. Une peur qui était injustifiée et insensée surtout. Du haut de ses vingt ans d’expertise, de quoi allait-t-il avoir peur ? Puis, il n’avait nullement besoin d’argent, ni de contrat, ni avec Mme Duplet ni nul autre. Il s’était déjà fait assez d’argent pour prendre sa retraite. Alors d’où venait tout ce stress ?
Et ce jour là, il était aussi en déplacement encore, à Nice. Encore pour la voir. Elle encore qui parle et rumine ce fameux contrat qui ne se conclut pas. Il était dans la voiture et le bonhomme coincé dans sa gorge allait une fois de plus l’étrangler longuement pendant tout le trajet. Il avait peur jusqu’à la chaise du restaurant où il s’était assis pour l’attendre. Encore pendant quelques minutes seulement. Mme Duplet aime se faire attendre mais pas trop, histoire qu’elle paraisse prendre le dessus, sans pour autant paraître pas très professionnelle.
Il l’attendit et la vit arriver par la porte rapidement, encore une fois, dans ce même restaurant où ils avaient réservé la dernière fois. Mais cette fois c’était différent. Il la reconnut. Il ne l’avait pas reconnue parce qu’il l’avait déjà vu lors de leurs précédents rendez-vous, non. Il l’avait reconnu, ça y est, il avait compris.
Elle s’assit face à lui après lui avoir serré la main, en souriant largement à son air ébahi.
« Vous allez bien ? » « Oui. »
Il répondit sans même lui retourner la question et elle sourit encore plus largement.
Il lui fallait comprendre. Elle savait ? Mais oui, elle savait.
Elle n’avait pas le droit, ils étaient à l’intérieur, et elle savait qu’il n’aimait pas la fumée, mais elle sortit sa vapote pour fumer. Une vapote au parfum tabac. A quoi ça servait ?
– Allons marcher, lui dit-il.
Elle leva vers lui des yeux surpris puis elle prit son sac.
S’il essayait un peu de relier les évènements, il allait mal, oui, mais seulement depuis l’avoir revue. C’était elle, oui. Mais maintenant qu’il l’avait revue et qu’il savait pourquoi elle faisait durer ces rendez-vous, il avait compris qu’il n’y avait plus de point retour. Il allait devoir se débarrasser de cette histoire une fois pour toutes. Il ne voulait pas la brusquer, de peur de sa réaction, mais il ne tenait plus. Une fois dehors il lui dit :
– Je sais qui tu es.
Au lieu de paniquer, elle lui fit un sourire satisfait comme si elle attendait depuis longtemps ce moment.
– Mais oui, tu sais qui je suis.
Le vouvoiement était fini.
– Nous avions dix-huit ans ? Reprit-elle. Je ne sais plus. On était à cette fête. J’étais descendue pour m’éloigner un peu du bruit. J’étais introverti et toi l’éternel populaire. Mais ça allait vite changer. Je ne savais pas que j’allais témoigner d’une chose qui allait te changer et me changer parfaitement.
– Oui, ça suffit maintenant on se rappelle tous les deux.
-Comment tu as pu faire ça ?
-C’est du passé maintenant, qu’est-ce que tu veux ?
Elle se tut. Il allait faire quoi maintenant. Elle se demandait sûrement s’il allait la tuer elle aussi. Mais elle réfléchissait parfaitement à autre chose.
– Je ne dirai rien à personne. Et je veux avoir le contrat à mes conditions et…
-Bien entendu tu l’auras maintenant ! La coupa-t-il avec un ton ironique. Elle décela aussi un peu de tristesse dans ce ton, ce qui la fit sourire.
-Ah mais je n’ai pas fini, je veux ton entreprise. Tout. Mon contrat, tous les autres. Tes adresses. La gestion. Tout.
Il la fixait sans ciller. Il n’avait rien à répondre à ça. Elle continuait à citer d’autres choses qu’elle voulait lui prendre. Mais il se rendit compte que ce n’est pas ce qui ‘inquiétait. Tout ce qui l’inquiétait serait qu’elle disparaisse sans s’assurer de tout lui prendre. Car il n’oserait pas tout lâcher seul. Il n’en avait pas le courage. En fait, l’entreprise, il s’en fichait. Si Mme Duplet le laisserait l’existence tranquille, il quitterait tout, sa compagne, Eze, l’entreprise, parfaitement tout, et c’était son idéal de vie maintenant.
-Demain tu recevras tout par mail pour finaliser tout ça, lui dit-il avant de lui retourner le dos et de partir en la laissant les yeux écarquillés. Elle resta plantée avec la seule information qu’elle allait devenir riche qui résonnait dans sa tête.
Elle ne savait même pas qu’elle lui avait rendu la vie plus simple. Elle ne savait même pas qu’elle avait rendu un homme qui avait tué une seule fois par pure défense un parfait insensible. Qui peut-être allait tuer d’autres fois maintenant car il n’allait plus avoir quelque chose à perdre dorénavant.