– C’est décidé, dit le père d’un ton suffisant avant de se relever.
C’était la fin d’une discussion que Yin ne voulait pas engager. C’était sa mère qui voulait le défendre. Mais Yin ne savait pas de quoi. Les oncles qui exploitent les terres et qui décident de toute leur vie avaient encore décidé quelque chose de nouveau. La seule différence c’était qu’il s’agissait cette fois de lui. Un mariage à l’aspect défavorable et avec une fille que personne ne trouve agréable à regarder au village. D’ailleurs, il paraît qu’elle soit connue dans toute la province pour son handicap grâce à quelques articles dans les journaux locaux.
« Yoshi, Jeune fille anciennement jolie devenue bossue à quinze ans, en résultat de mauvais traitements de sa famille. »
Il avait entendu sa mère dire en secret qu’elle ne pouvait même plus certainement engendrer d’enfants. Il s’en effara peut-être un peu plus mais il ne put s’empêcher de se demander le rapport. En effet, la bosse de Yoshi ne lui couvrait pas les seins.
Les copains du village de Yin en seraient devenus fous de malheur de se voir obligés d’épouser cette malheureuse, mais lui savait se résigner à toutes les décisions.
Il avait vu son père s’affaisser sous les ordres de ses propres frères. Il ne leur disait plus jamais non et labourait leurs champs et récoltait leur mais, payé au kilo au prix fixé par l’Etat de Chine de 1979. Il savait d’avance, très jeune déjà, que sous l’aile de ce père, il n’allait jamais grandir heureux. Il n’avait pas été à l’école mais il était assez intelligent pour comprendre que le destin des enfants du village, était étroitement lié à la dégourdie de leurs pères.
Le mariage fût fêté et bouclé comme une vicissitude à ne pas fêter et à boucler. La mariée avait une robe jaune qui ressemblait plus à un tissu enroulé autour de son corps qu’à un vrai vêtement cousu. Elle avait le même joli visage qu’il avait croisé dans son enfance, mais une bosse laide comme dans un conte de sorcières. La mère de Yin pleurait et criait sans retenue son désarroi dès l’entrée de la jeune fille.
« Quel affreux destin pour mon pauvre fils si bon ! » Et les oncles la traitaient de folle. Mais le destin de leur neveu, ils le voulaient bien affreux. En tout cas, sans grandes distractions. Ils voulaient que Yin serve ses cousins comme son père les a servis eux.
Le mariage avait commencé au matin vers dix heures, comme si la famille avait craint que les mariés s’enfuient. Au bout d’une heure, la jeune mariée, peut-être lassée de ne pas être approchée par ce mari qui l’observait quand même sans relâche, était partie dans l’arrière-cour de la maison. C’était la plus grande du village, sauvage et abandonnée, mais c’est là qu’ils avaient réuni les gens.
Dans cette arrière-cour, on avait laissé des animaux et du bétail. Les villageois voulaient profiter au maximum de cet espace avant que des agents de l’Etat viennent le démolir. Dans le cadre de la rénovation urbaine, bien sûr contre projets et subventions. Peut-être un espace culturel de vingt places pour que les enfants fassent trois sessions de dessin par an.
Pas ses futurs enfants, se dit Yin en suivant très timidement où allait cette curieuse fille maintenant devenue sa femme.
Sa femme était stérile et même si elle avait la plus fine ligne de visage qu’il avait vue, elle était dotée d’une bosse. Il avait remarqué cette ligne quand elle se mit de profil en signant les documents de mariage, penchée un peu comme si elle allait vomir. Il avait eu peur qu’elle crie qu’elle ne veut pas de lui et se mette à courir avec sa bosse la ralentissant comme une vieille. Il serait la risée de tout le monde et surtout, il se dit qu’il en serait terriblement meurtri. Et il n’avait jamais connu ça, de craindre à ce point qu’on lui fasse du mal. Il se dit que c’était nouveau.
A l’arrière-cour, il l’avait trouvée en train de caresser un porcin. N’importe qui trouverait ça hilarant mais c’était son porcin. Il ne l’avait jamais dit, mais il lui avait donné un nom et lui aussi le caressait.
– J’ai un secret à te dire, lui dit Yoshi le lendemain de leur mariage alors qu’ils ne s’étaient pas touchés.
Il ne répondit pas et se recroquevilla encore plus loin dans leur lit. Il était cinq heures et il allait bientôt devoir se lever s’occuper du maïs. Toutes les femmes devaient aider leurs maris mais lui, ne sentait pas qu’il allait pouvoir lui demander ça, dans son état, avec sa bosse.
La fille se leva et se mit face à lui, avec la lumière du jour qui commençait à transpercer la fenêtre cassée derrière elle. Il la regarda bien et s’étonna à la trouver très jolie et sans défaut.
– Ma mère me mit comme une prothèse. Elle avait dit que c’était pour me protéger du propriétaire de notre champ.
Yin finit par réaliser et se tira vite de son lit comme si une punaise l’avait piqué. Il prit sa femme par les épaules et la fit tourner. Plus aucune bosse. Yoshi semblait être une autre personne. Rajeunir de mille ans. Regagner son âge.
C’était quoi une prothèse ? Et comment une chose si moche pouvait protéger de quelque chose ? Et surtout de son si respectueux oncle Shinlai ?
Elle ne répondit pas.
Ce matin, il partit labourer le champ. Yoshi, pendant ce temps, avec sa prothèse était assise sur la charrue. Etonnement confortable. Elle tenait à ses mains un bouquet fraichement cueilli par Yin.
Les villageois les virent et se dirent que Yin était épris par la sorcière.
Des mois plus tard, ils continuèrent à dire qu’il était épris d’une sorcière, mais ils commençaient à les jalouser.
C’était censé devenir le mariage le plus malheureux et le plus moqué du village. Fêté comme une punition contre la famille de Yin. Mais c’était de loin le couple le plus réussi.
Quand Yoshi revint de la ville de Pékin sans sa bosse, les vieux et les jeunes au village allèrent même jusqu’à dire que ce couple s’aimait comme dans les films.