L’air était frais au point d’irriter les narines et personne dans le quartier d’Ivnay n’avait assez de vêtements pour affronter le froid de cette nuit. Pourtant un homme marchait dans la neige qui couvrait si bien les rues du New Jersey que la ville était redevenue une campagne sans routes.

Il était 3 heures du matin et jamais David n’avait veillé si tard. Le saxophone dans sa main dont il avait perdu la sacoche lui collait à la peau tellement il faisait froid, exactement comme une barre de fer sous le gel.

Il avait besoin de gants. Mais le sens de cet habit dédié aux mains n’était pas encore connu par la plupart de la communauté. Surtout ceux des rez-de-chaussée qui étaient les plus pauvres, les plus conservateurs et encore aussi les plus fraîchement venus.

Lui savait ce que les gants pouvaient bien faire pour lui et son instrument. Il était instruit. Il voulait jouer de la musique qu’il fallait apparemment taire.

Il avait un appartement où il vivait seul. Un RDC qu’on pouvait confondre avec un sous-sol tellement les fenêtres étaient écrasées sur le trottoir.

Qu’est-ce qu’il pouvait bien y faire si la musique aschkenaze ne pouvait être payée qu’aux mariages juifs de la ville. Il allait continuer à jouer en dehors de ces événements et ne rien gagner. Il voulait populariser des morceaux auprès de vraies new-yorkaises de l’autre côté du pont.

Mais dans la boîte aux lettres ce soir, une nouvelle l’attendait de la part de la famille en Pologne. Celle en tout cas qui avait réussi à survivre. On lui avait trouvé une femme convenable et on le priait de revenir. C’était fini la guerre.

David eut une fraction de seconde l’air figé par la nouvelle puis il éclata de rire vivement avant de remettre la lettre là où il l’avait récupérée. Dans la boite aux lettres.

Personne n’allait le forcer à repartir, ni à prier, ni à croire à nouveau en dieu, ni aussi à arrêter de jouer une musique très ethnique, jugé pas pour lui, comme s’il ne pourrait pas la véhiculer très bien, car il ne vénérait rien. Il n’y mettait pas ce genre de croyance, mais plutôt son cœur.

Mais que voulait bien dire de mettre un cœur dans quelque chose ?

Il était ivre comme tous les soirs, sans le sou, sans enfants, et peut-être aussi sans cœur s’il croyait les paroles de sa tante qui le raisonnait dans la lettre.

Il ne pouvait pas mettre un cœur dans quelque chose s’il n’est pas mort pour.

Il était assis sur la seule chaise chez lui, face à un verre quand il eut sa première pensée noire.

Mourir.

Mais il était bien plus fûté que ça. S’il était capable d’envisager la mort pour sa musique, c’est qu’il était courageux et qu’il pouvait bien faire mieux.

Il allait tenter l’impossible pour ses compositions.

Il pensa au saxophone qu’il avait quand il était venu sur ce continent. Il était face aux agents qui allaient lui dire s’il allait bien pouvoir continuer son chemin ou repartir là d’où il était venu.

Il avait été incapable d’arrêter l’énorme con qui avait plongé son instrument dans l’eau bouillante pour le désinfecter de soi-disant maladies. Et le saxophone en était devenu muet et bon à jeter.

Il n’avait pas été capable d’arrêter un agent qui tuait le saxophone de son père devant lui et là il prétendait pouvoir mourir pour sa musique car elle ne réussissait pas.

Non, il n’était pas si lâche. Il allait tenter une meilleure chose.

Au diable le quartier d’Ivnay, les gens qui possèdent des gants, les mariages où on l’invitait pour jouer alors que les mariés grimaçaient de malheur. Au diable la musique qu’il joue si elle est vouée aux occasions moroses.

Demain, il allait à la grand Central Station. il allait en Californie, la ville où tous les rêves peuvent se réaliser.

Récit | Musicien aschkenaze

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