Plus Fatia réfléchissait, plus la solution, la décision sage et la plus digne d’elle-même, lui paraissait évidente. Elle avait beau en chercher une autre, elle n’en voyait pas une plus rationnelle. Et ça la rendait morte de trouille, mais surtout extrêmement malheureuse. Au même temps, quelque chose comme l’assurance voire la délivrance accompagnerait certainement cette décision qu’elle allait prendre bientôt.

La semaine prochaine, elle devait partir en voyage à Lisbonne avec son compagnon. Trois années de vie couple bientôt. Ils allaient faire les trois années exactement le treize juin, durant leur voyage. Mais à croire ce qui allait se passer ce jour-là, le chiffre treize de leur date de rencontre est bien un chiffre de malchance.

Le treize juin toujours, mais à Dakar, son père allait subir une intervention. Il est cardiaque, diabétique, en obésité, la totale… Ce ne serait pas la première fois où il subirait cette intervention. Il va être hospitalisé pour peut-être la cinquième fois ou la vingtième, elle ne sait plus. L’intervention n’est pas extrêmement grave, mais sa sœur va se déplacer de Londres pour être à ses côtés.

Elle aurait aimé elle aussi être là à Dakar, avec son père, mais elle n’allait pas être la bienvenue si elle ne faisait pas ce qu’on attendait d’elle pour Lisbonne.

Son compagnon n’est pas au courant de l’intervention, il pensait à leur voyage, lui, et en voulait un peu à Fatia de ne pas trop s’enthousiasmer sans le lui reprocher. Il planifiait les activités à Lisbonne et achetait des billets de musées en avance. Il lui parlait d’un certain pont à la californienne face à une statue telle que celle de Rio de Janeiro. Il disait cela comme si cette seule pensée d’une ville qui ressemble à un endroit à deux autres à l’autre bout de la terre, devait rendre excité n’importe qui.

Pour le treize juin, il avait planifié une journée plus spéciale. Une journée romantique. Balade sur le Tage à bord d’un bateau. Des musiciens à bord et un brunch à volonté. L’après midi resto chic et le soir aussi après une randonnée à cheval dans la banlieue ouest près d’un château. Il voulait lui faire plaisir, à Fatia qui savait monter à cheval depuis ses quatre ans.

C’est vrai que le treize juin ils allaient faire trois ans, et qu’il fallait prévoir de belles choses.

Seulement voilà, Fatia commence à dire une semaine avant qu’elle ne pourrait pas y aller. C’est vrai qu’elle avait un bon prétexte inattendu, Déplacement à Lyon en urgence. Gros client. C’est une demande importante. Mais n’était-elle pas à son compte ? N’était-elle pas libre d’accepter une date ou de la décaler, voire refuser un client ?

Leur anniversaire le treize juin était plus important que le déplacement. Il avait sur lui faire un argumentaire légèrement culpabilisant qui ne lui laissait pas le champ de riposter. Mais ce n’était pas ça qui bloqua son idée de déplacement. Elle pensait dire partir à Lyon et partir plutôt à Dakar, voir son père. Mais sa famille la stoppa net.

Sa mère lui avait posé un délai pour le treize juin. Tu dois y aller à ton voyage à Lisbonne, ce sera ta dernière chance avec cet homme. Si le jour de vos trois ans, il n’a pas enfin prévu quelque chose d’important, et il est temps des choses importantes, s’il ne te demande pas en mariage, tu vas le quitter définitivement. Sinon, ton père en serait encore plus malade et on ne voudra plus jamais te revoir ! On avait beaucoup toléré, ma fille. On ne lui avait jamais demandé de se convertir. Il était venu et on l’avait accueilli chaleureusement et comme notre fils. Il avait fait son touriste sans qu’il ne dise un mot concret à ton père, qui était ébahi de tant de courage. Mais maintenant, je crois que c’en est fini ! Vous vivez ensemble et il ne manque plus que tu me fasses des petits enfants bâtards. Tu vas tuer ton père ! Tu vas tuer ta mère, Fatia !

Du coup, il ne restait qu’à espérer que le monsieur comprenne seul qu’il faut qu’il avance d’un grand pas le treize juin, mais les hommes, il faut tout leur dire, lui avait dit une amie. Si tu ne le mets pas au courant, il ne va pas le faire comme par hasard ce jour-là. Mais justement, elle n’avait jamais imaginé qu’elle devait demander à un homme de la demander en mariage. Elle avait toujours pensé à un cheval blanc, des ballons rouges en forme de cœur, une demande spontanée, avec la réaction classique et touchante de toutes les filles, la surprise et les larmes, une scène à filmer qui ferait sourire les internautes.

Seulement, tout était d’avance fini. Elle, elle avait toujours voulu se marier. Avoir le nom de son homme. Etre libre de dire qu’elle habitait avec lui. Avoir des enfants qui ne seraient pas regardés de travers par leurs cousins au pays. Mais son compagnon n’allait pas la demander en mariage spontanément le treize juin, car elle le savait depuis le début, il était contre le mariage. Tous ses amis ont des relations depuis des années, certains ont des enfants, mais pas de femmes, juste des concubines, dont une seule a eu le pacs.

Elle savait néanmoins qu’il se serait marié pour ne pas la perdre complétement. Elle était parfaitement en connaissance de sa bonne foi, de sa compréhension, il l’aurait fait s’il savait que c’était le seul prix possible pour qu’ils restent ensemble. Mais il ne le saura jamais. Elle n’allait jamais oser lui dire. Ils s’étaient rencontrés sur internet, ils n’allaient pas se marier pour des mauvaises raisons, puis ce serait quoi la suite ? Qu’il lui fasse ses papiers ?

Ils allaient partir à Lisbonne demain. Le copain pense y rester une semaine avec sa copine et que tout irait bien. La date du treize juin arriverait après deux premiers jours de voyage. Ça arrivait donc à grands pas. Fatia pouvait même les entendre, les pas. Ça faisait comme un bruit métallique d’horloge dans la tête. Comme celle de son grand-père à la villa de campagne sénégalaise. Une horloge à deux mètres de haut qui ne pouvait être déplacée que par des artisans, et qui faisait un bruit désaccordé et retentissant qui l’effrayait quand elle était petite.

Elle savait très bien comment ça allait se passer le treize juin. Il allait l’emmener en balade en fleuve. Ils allaient bruncher. Ecouter un petit concert classique en bateau. Parler des couples des autres tables. Le gérant de la randonnée équestre serait ravi d’avoir quelqu’un qui sait monter à cheval. Son copain se sentira fier. Ils allaient passer un super moment, parler comme ils savaient le faire et rire jusqu’au soir. Faire l’amour à l’hôtel, et tout le monde sait qu’à l’hôtel c’est toujours meilleur. Alors ils vont faire l’amour plusieurs fois.

Le matin à l’aube du quatorze juin, elle partirait en lui laissant une lettre qu’elle avait déjà rédigée. Ca lui laisserait le temps de prendre ses affaires de leur appart et de partir loin de Paris, avant qu’il ne revienne.

Récit Romance | La ville de dehors

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